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Current Work

S'en remettre au dessin (se remettre aux desseins).

Il ne faut pas comprendre (...) il faut perdre connaissance. Paul Claudel


Gilles Dusabe est là. Dans la lumière. Devant l'atelier. Il fait quelques pas, sans impatience. Il est simplement en mouvement. Un mouvement tout à la fois calme et vif, ample et ancré. Son corps, déjà cherche, déjà crée. Les attitudes en disent long. On sent très vite une présence. Un bouillonnement. Toute sa stature le dit. Sa barbe et ses cheveux, tout en nuances de blond, sont comme peints. Chemise écru, yeux bleus, mais verts aussi. Il sourit. Puis il rit. Fort. Impliqué dans le partage du sensible et de l'énergie, puis vous accueille a peu près comme si vous étiez la seule personne au monde, avec sincérité. Solaire. Intemporel. Romanesque. Concerné. Étrangement, de petits nuages de fumée flottent jusqu'à lui, à peine perceptibles. D'où viennent-ils ? Quelques volutes s'accrochent à sa silhouette. Il les dessine. Elles le dessinent. Elles disparaissent l'instant suivant. L'image est belle, il faut la saisir, il faut l'étirer, il faut imaginer ces formes, autour de lui, douces et impermanentes : métaphore.


Tout à son importance dans la façon dont Gilles Dusabe meut son corps dans l'environnement. C'est un rapport à la vie – sensiblement détectable – qui définit un rapport au monde : ce monde qu'il veut attraper, malaxer, goûter, embrasser, par la manipulation des choses, des matières, par le trait, par le geste, par la représentation, par l'art. L'art comme pratique, l'art comme comportement symbolique, l'art comme territoire d'expérimentation, l'art comme univers, comme famille reliant tous les êtres humains, l'art comme lieu intangible de sa raison de vivre, de sa résilience.


Il propose d'entrer dans l'atelier. L'atelier est temporaire. Temporaire est un maître mot. Les mots sont majeurs. Majeurs parce que déclencheurs, parce qu'ils ouvrent. Ils ouvrent comme les œuvres. Les œuvres sont exposées aux murs. Les murs sont des pages. Les pages de l'histoire qu'il veut nous raconter. Il nous propose de nous assoir, et de l'eau, presque comme sous l'arbre à palabre : il faut se laisser envelopper, capter les signes, l'énergie, la substance. La formule est aisée, mais parlante : certains dansent leur vie, d'autres la dessinent. Il la dessine.


Il faut décrire ce contexte. Aux murs, donc, ses tableaux constitués de quantités astronomiques de points, de superpositions de points. Ils convoquent bien entendu des références artisanales et artistiques, les batiks comme l'art programmatique, conceptuel, l'endurance, le geste, les préoccupations quantiques. Action, geste, couleur, savoir-faire, investissement du corps et de l'esprit. Les tableaux de points constituaient une période fondamentale, un concentré, une synthèse, une destination, un moment, un chapitre, chaque point était essentiel et brulant, primordial comme un soleil pris dans un réseau infini de soleils, une proximité sans nom, une profondeur sans raison. Réseau ? Tout comme les œuvres nées à leur suite, regorgeant de petites explosions, évoquant une plongée dans des nuées cosmiques de points et de tâches, chimie et physique de la gestation finalement parfois couvertes de traits, de lignes, de réticules, de circonvolutions dans lesquelles nous voulons bien voir des synapses comme des rhizomes qui nous parlent encore de vie, de circulation sanguine, de nerfs, mais aussi de pratiques artistiques anciennes et transgénérationnelles tout en entrelacs de signes et de formes superposées que l'on retrouve dans le monde entier depuis la nuit des temps décrivant les racines ou les cheminements de la pensée et de l'imaginaire. Des cartographies sensibles en somme. Puis une série de dessins. Fragments de corps, visages. Toujours des images vibrantes. Nous nous asseyons. L'envie de raconter et l'envie d'écouter trouvent peu à peu leur équilibre. Paroles à bâtons rompus. Corps qui s'installent. Sujets abordés de façon désordonnée. Les mémoires se règlent pour la discussion pour saisir les différent enchaînements complexes qui nous mènent jusqu'ici, ce jour, dans cet atelier. Car l'artiste est évidemment indissociable de tout ce qui le fabrique, et d'avantage encore. La découverte des arts, la vidéo, le dessin, la photographie, l'importance de la lumière et de la couleur, les résidences, les voyages, les rencontres, la marche comme exutoire et création, l'art thérapie, les expériences, l'enseignement, et la recherche effrénée de pratiques qui permettent d'exister, de se sentirvivant. Toujours la vitalité. Vitalisme. Energie. Autopoïèse. Recherche de soi, envie de trouver des voies, de s'inventer.

Parler d'art avec Gilles Dusabe, c'est parler de slalom, d'errances, de puissance, d'un art qui sauve, d'un art comme lien(s), d'un art comme moyen tout en évitant l'instrumentalisation, d'un art comme enjeu, d'un art d'exister, d'une volonté insatiable « d'être artiste », d'un rapport à la vérité. Créer : c'est « être vraiment ».


Cette volonté d'appartenance au monde de l'art comme communauté, internationale, est une constante. Un désir non négociable. Et le besoin de faire, de manipuler, de mettre en scène, de jouer avec les matières, les formes, les images, les symboles, visuellement, plastiquement, esthétiquement, est toujours la résultante d'un bouillonnement en lui. Un bouillonnement qui le conduit à faire usage de l'art comme une boîte à outil toujours ouverte, qui le conduit à s'inspirer, à citer, à transformer, à tout essayer, à croiser. À créoliser. La créolisation : une caractéristique. De toute beauté.


« Il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante ». Cette phrase prophétique que Nietzsche met dans la bouche de Zarathoustra et qui fait écho aujourd'hui convient bien à Gilles Dusabe. Il en porte, un chaos. Et ce chaos agit, propulse, motorise, enclenche. Ce chaos lui permet d'aller-vers. Ce chaos le stimule. Ce chaos le tient en éveil, il est prêt à être traversé. On ne sait pas par quelle magie est née / nait la conscience. D'où les choses arrivent et s'ils elles arrivent de quelque part, si elles préexistent dans l'univers, ou si elle est le résultat d'une activité de la matière qui se prépare depuis des milliers d'années. Même les neurologues se posent encore des questions. Outre les influx nerveux, les connexions, l'électricité, comment cette conscience existe et se voit portée dans cet écosystème puissant et beau qui est le corps, extraordinaire, autonome ? Qu'est ce qui fait que cette conscience conduit certains individus à transformer les comportements symboliques universels en pratiques artistiques poussées, en discipline ? Qu'est ce qui fait que cette conscience ouvre la voie à ce que l'on nomme la sensibilité, en l'occurrence la sensibilité de recevoir un message qui peut faire basculer un présent, des croyances ? Problématique vivace.


Une bascule a eu lieu. Révolution essentielle. C'est ce qui s'est déroulé lors d'une longue discussion avec une amie artiste Ana Silva. Plus qu'une longue discussion, c'est une relation autour de l'art en réalité, autour de la création, des échanges, des collaborations. Maïeutique. Révélation. Apocalypse. Epiphanie. Flash. Fulgurance. On l'appelle comme on veut. Tout d'un coup la compréhension limpide que le dessin est la clef, qu'il est à l'oeuvre depuis le début et qu'il sera à l'oeuvre désormais. Le dessin comme évidence, comme seconde nature. Le dessin comme voie. Comme matérialisation du geste artistique. Le dessin comme médium. Le dessin depuis toujours, sous différentes manifestations. Le dessin automatique comme expression de soi, le dessin comme esquisse, le dessin pour représenter, le dessin pour soigner les troubles de l'âme, le dessin comme extension de la main et de l'esprit. C'est le fil conducteur, le fil d'Ariane qui permet à Thésée de sortir du Labyrinthe. Tout fait dessin : la marche, la photographie, le montage, la peinture, la sculpture. Il est une force dynamique, avant ou au delà de toute forme déposée sur le support, il est mélodique, rythmique, filmique, poétique pour reprendre presque in extenso Jean Luc Nancy. Et ce dessin nous relie, indubitablement, aux premiers traits et traces de nos ancêtres, sur parois, sur coquillages, ou dans le sable, comme il nous relie aux origines de la peinture, et ce fameux récit de la fille du potier de Corinthe.


C'est donc une confrontation avec une réalité puissante qui s'est déroulée. Presque chamanique selon l'artiste. Comme s'il avait accouché et comme s'il avait été mis au monde à nouveau. À la fois. Il en tremble encore. Deux fois né. Dionysos. Ce qui n'est pas sans nous faire songer à son pendant apollinien et à la dialectique qui en découle, à l'oeuvre chez l'artiste. Gilles Dusabe utilise la métaphore de l'alambic, initiatique, alchimique. La charge est ce que l'on a vécu et ce qui en ressort, distillé, c'est l'essence. Et le dessin serait l'essence, l'expression la plus pure de sa carrière comme de sa démarche, rappelant étrangement les mots de Soriano selon lesquels « le dessin et la parole sont les extensions les plus puresde la pensée ».

L'artiste s'en remet donc au dessin, au destin. Lui qui parle avec les mains, fait le choix du dessin comme medium et guide, se remet dans les sillons des anciens, dans les traces, les gravures, les marques, les incisions, pour le plaisir « du sens du geste, du mouvement, du devenir ». Volumes, volutes, courbes, traits, incisions, frottements, estompes, recouvrements, griffures, nous racontent les tremblements de l'âme et du corps. Il veut laisser les choses aller, se laisser traverser, laisser venir, accepter d'être en transe lorsqu'il dessine, accepter l'incertitude, et laisser faire le sensible, le sensoriel, le désir, le flux. Ce qui le constitue, les sujets qui le touchent, jaillissent ainsi par le dessin.


Gilles Dusabe parle ainsi du dessin avec émotion, impulsion. Il parle de la vibration, d'esquisse, des ondes, du grain, du papier, de la toile, du plexiglas, de fluidité, d'amorce, d'ébauche, de condensation du geste, de coulée, d'ondes et de nuées de chaleur, de gravité, de grain, d'accroches, de résistance, de
matière, il aime que ça glisse, il choisit ses supports, il parle d'authenticité, d'érotisme, et de ce que le dessin et le désir lui réclament d'espace et de temps.

Désormais, il s'ouvre totalement au dessin, et le dessin lui ouvre les portes de l'infini.


Et Ginette Michaud d'écrire : « Le dessin est ainsi en ce sens le geste par excellence de l’art : acte, passage, non pas à l’acte mais passage de l’acte même, son actualisation sur le vif ».

Gilles Dusabe en fait son affaire. Enfantement.

Texte de Manuel Fadat